Pax Germanica

Jeunesse 3/1938

 

C'est fait ! Un des plus grands événements de l'histoire s'est perpétré. Une nuit tragique1. Un Chancelier traqué tout un jour, téléphone de capitale en capitale. Des divisions motorisées partent de Munich par cette autostrade dont on nous disait qu'elle était un ouvrage pacifique. Cela se fait très vite les grands événements historiques, et M. Dupont n'a pas trouvé le goût de son café au lait bien changé. Mais un crime international est venu allonger une liste déjà imposante... Partage de la Pologne, violation de la Belgique... Il est vrai qu'à Paris on parlait surtout de la Commission Cadilhac. 11 mars 1938, le roi d'Angleterre essaie une cahotante automobile de son grand-père, en France des Ministres sans ministère présentent des faces hilares aux photographes. Ah ! mon vieux professeur d'histoire qui s'indignait que Louis XVI eût noté sur son carnet le résultat de sa chasse au 14 juillet 1789 !

Et pourtant nous le savions. Le coup était préparé. Tout le monde le savait ou pouvait le savoir. Sans qu'il fut besoin aux Ambassadeurs de demander des informations... C'est toute une histoire d'ailleurs.

Albert Sorel écrivait en substance que le jour où on croirait avoir résolu la question d'Orient on verrait se poser la question d'Autriche. Les Traités de Saint-Germain, de Trianon, de Sèvres et de Lausanne ont prétendu résoudre la question d'Orient : depuis ce jour se pose la question d'Autriche. Au reste les prémices de ces événements sont encore plus lointaines.

Les prémices des événements d'Autriche, de l'entrevue de Berschtesgarten, et du « Diktat » hitlérien et finalement de cet horrible coup de force... Elles sont abondantes. Si abondantes que toute personne bien informée ne pouvait que s'y attendre. Au reste il eût suffit de voyager en Allemagne ou en Autriche l'été dernier. Nous étions personnellement dans une petite ville d'eau bavaroise, à la frontière même d'Autriche (là par où sont passées les troupes allemandes). Pourquoi chaque jour la Reichschwer manœuvrait-elle sur ce terrain broussailleux ? Elle ne craignait pourtant pas une attaque autrichienne ! Et les conversations, cette hantise de l'Autriche qui faisait perdre à nos compagnons toute mesure. Que n'ont-ils mis en œuvre pour nous persuader de la nécessité de l'Anschluss ! En Autriche même, on n'en parlait pas officiellement, mais naziste ou patriote, chacun se posait avec angoisse la question.

Mais n'eussions-nous pas eu cette expérience personnelle, n'eussions-nous pas visité la délicieuse villa d'où Hitler, au bout d'une vallée, surveillait toute la plaine autrichienne (la situation de Bertschesgarten a la valeur d'un symbole), nous eussions pourtant été sûrs que l'Anschluss se préparait, qu'il  allait se faire. Certains Allemands pouvaient bien nous donner le change avec les revendications coloniales et leur urgence. « L'Autriche, nous pouvons l'attendre cinquante ans, les colonies c'est pour demain qu'il nous les faut », me disait mon ami E.M., je ne pouvais pas le croire. L'Allemagne ne pouvait pas ne pas être toujours l'Allemagne.

Les prémisses entraînent toujours la conclusion... Prémisses éternelles de l'Anschluss ! Et d'abord le sens (la direction) de la politique allemande. Celle-ci est essentiellement continentale et obéit à deux principes directeurs : grouper tous les Allemands en une seule nation, assurer une hégémonie allemande sur l'Orient européen. Les revendications coloniales ne sont qu'un moyen de troc ou de chantage. Elles ne répondent à rien de profond, sinon à je ne sais quelle nostalgie du soleil, ou peut-être à la Méditerranée... Cette double vocation continentale, l'Allemagne essaie depuis deux siècles, depuis que la Prusse assume la direction, de la réaliser. Elle l'essaie avec une ténacité d'autant plus profonde que divisée de mille antinomies elle semble toujours à la veille de se disloquer. Seul l'attrait de buts dynamiques jusqu'à la tyrannie peuvent assez galvaniser ses peuples pour les empêcher de se répandre par toutes les vallées vers le monde, et peu à peu se dissoudre, oserais-je dire, dans l'espace. Le grand artisan de cette œuvre fut Bismarck. Non seulement parce qu'il a fait l'unité allemande, mais par tout ce qu'il a préparé. Il dut pour les nécessités du moment abandonner les Allemands d'Autriche aux Habsbourg, mais orientant la politique du « brillant second « , grâce à la Triplice, lui et ses successeurs de la Wilhemstrasse ont préparé ce qui se passe aujourd'hui. Ils poussaient l'Autriche vers l'Orient afin, peu à peu, de la « dégermaniser », et de préparer en échange de tout  l'appui donné à sa politique orientale, le retour au Reich des possessions germaniques des Habsbourg.

Le point culminant de cette politique fut l'annexion par la Monarchie Austro-Hongroise de la Bosnie et de l'Herzegovine.

La guerre interrompit les Allemands. Mais les alliés allaient se montrer les fidèles serviteurs des plans échafaudés par Bismarck. Démembrement de l'Empire Austro-Hongrois, qui déséquilibre toute l'Europe Centrale. « Si l'Autriche n'existait pas, il faudrait l'inventer », disait-on au siècle dernier. Que ne nous sommes-nous pas inspirés de cet adage ! Pourtant l'erreur du Traité de Saint-Germain commise, rien n'était perdu si la France et l'Angleterre avaient eu une politique...

Mais ni la France, ni l'Angleterre, ni les États-Unis qui à l'époque exerçaient une hégémonie sur le monde, n'ont eu une politique. Et tout d'abord ces pays n'ont pas osé créer la paix. Ils n'ont pas compris que la paix cela se construit. Leurs opinions publiques ont été tout à la fois égarées par deux courants contraires mais conjugués d'égoïsme national et de pacifisme diffluent. L'un et l'autre ont paralysé leurs saines réactions. L'un les empêchant de courir les risques de la paix, l'autre les engageant sur la piste fausse du désarmement. Ce fut la grande erreur des opinions publiques dans ces pays de ne pas voir que le désarmement ne signifie rien si au préalable on n'avait pas répondu aux conditions profondes de la paix... On  a désarmé, et à certaines époques de façon assez sérieuse. Le résultat de cette erreur de perspective c'est qu'aujourd'hui il faut réarmer, et en toute hâte.

La France et l'Angleterre n'ont pas osé créer les conditions véritables de la paix. L'Angleterre, par égoïsme impérial par crainte d'être encore liée sur le continent, par mercantilisme enfin (l'affaire de Mandchourie devait en donner un éclatant exemple)2. La France parce qu'elle n'était pas arrivée à comprendre qu'elle était sortie vainqueur de la guerre, surtout par manque de réflexion et de décision, parfois même de justice. Ce qui se passe aujourd'hui en Autriche en est le témoignage accablant. Proclamant comme un dogme l'indépendance autrichienne, elle a empêché (pour ne pas mécontenter les États de la petite Entente et ne pas les gêner dans une politique intérieure qu'au fond de son âme elle désapprouvait) de se réaliser la condition sine qua non de cette indépendance : la restauration des Habsbourg. On pouvait être hostile à cette restauration, mais dans ce cas il fallait savoir à quoi on souscrivait à l'avance, et en faire sa politique : l'Anschluss. La France n'a pas voulu opter. Nous voyons ce qui se passe.

Le repliement britannique, l'Angleterre se désintéressant en fait de l'Europe, les erreurs tactiques de la France ont consommé les fautes des traités de Saint-Germain et de Trianon. Dès lors il fallait s'attendre à l'Anschluss. Une seule puissance l'empêchait vraiment : l'Italie. Il y allait de son salut. Nulle puissance n'a tiré si grand bénéfice de la guerre : non seulement elle s'est agrandie d'importants territoires, mais elle a vu disparaître, absolument démembré son ennemi traditionnel : l'Empire des Habsbourg. Désormais elle règne sur l'Adriatique : elle en tient les deux bouches. Par-dessus tout un avenir d'immense expansion culturelle s'ouvre à elle en Europe Centrale. Laisser l'Allemagne pénétrer à Vienne et menacer Trieste ? L'Italie ne le peut pas, disait-on …

Mais un fait nouveau est intervenu : la formation de l'axe Rome-Berlin. D'abord il a semblé fonctionner entièrement en faveur de l'Italie. Elle en tirait tout le bénéfice. L'Allemagne n'a pas accoutumé de sortir les marrons du feu, dût-on mettre en avant tous les prétextes idéologiques. De deux choses l'une : où l'axe Rome-Berlin casserait ou bien l'Allemagne y trouverait son compte. Elle y trouve aujourd'hui son compte, sans avoir demandé son avis à M. Mussolini (le communiqué officieux du Palais Chigi ne permet pas d'en douter). Quelle contrepartie l'Italie prétendra-t-elle obtenir pour le sacrifice le plus lourd qu'on ait pu lui demander : l'avenir, un proche avenir nous le dira.

Ainsi se consomment aujourd'hui deux siècles d'histoire ! D'une triste histoire pleine de veuleries, d'erreurs, d'insuffisances. Après deux siècles l'Allemagne a reconstitué, si je puis dire, l'Empire de Charles-Quint. Elle barre l'Europe, de la Mer du Nord à l'Adriatique. À quoi bon fermer les yeux. Nous avons assisté à des points culminants de l'histoire d'Europe... S'il pouvait être un point final.

Mais la question d'Autriche brutalement réglée par son absorption dans le Reich va ouvrir à nouveau la question d'Orient. Il est des points finals qu'il n'appartient pas aux hommes de poser en fermant les yeux. L'Allemagne prussienne atteint un de ses buts séculaires : l'union en un seul État de tous les peuples de langue allemande. Reste le second de ses buts : assurer une hégémonie allemande sur l'Orient Européen. Le Troisième Reich ne l'abandonne pas. Il faut même penser que l'attitude de l'Angleterre et de la France va le pousser à aller encore plus loin. Personne ne s'enivre de sa propre action comme les Allemands. Ils essayaient jusqu'ici de rendre leur influence prépondérante en Tchécoslovaquie par le moyen des Minorités, et en faisant pression sur cet État, de l'intérieur grâce à ses nombreux allogènes. Il se peut qu'ils continuent dans cette voie jusqu'à la constitution de ce commonwealth en Europe Centrale et Orientale dont parlait récemment M. von Papen. Maintenant qu'ils tiennent la Tchécoslovaquie comme entre deux pinces (il n'est que de regarder une carte) ils risquent de ne pas se contenter de pressions, d'influences culturelles.

Ainsi va-t-il de cette Autriche pour laquelle nous ne cesserons pas de prier. L'action d'Hitler à la veille du plébiscite prouve qu'il en craignait les résultats et qu'il annexe ce malheureux pays malgré lui.

Ainsi va-t-il de l'Europe Centrale... Mais ainsi va-t-il de toute l'Europe, et nous en faisons partie. Le premier ultimatum fut pour l'Autriche, le second sera directement ou indirectement pour la Tchécoslovaquie. Réfléchissez un peu et vous saurez pour qui est le troisième.

Ainsi va-t-il des paroles données, des traités et des garanties. M. de Bethmann-Holvegg vous ne saviez sans doute pas qu'un jour tous les Traités seraient des « chiffons de papier » ? Je propose qu'on vous élève une statue, vous êtes un grand précurseur.

Ainsi va-t-il aussi de la Paix. De veulerie en veulerie on l'a rendue impossible. La Paix ne se construit que dans l'héroïsme, elle se gagne. « L’État de Grâce de la civilisation » n'est pas une paresse, il est le fruit de la Justice. Il fallait le comprendre à temps.

Ainsi va-t-il de nous-mêmes. Toute une jeunesse croyait déboucher sur la vie, puisse-t-elle ne pas déboucher sur la mort. Mais nous aurons toujours une ombre sur nous, car nous savons que s'il est des nations qui commettent des crimes il en est beaucoup d'autres qui ont oublié leur honneur.

 


1 NDBB : Nuit du 11 au 12 mars 1938 : les troupes allemandes envahissent l'Autriche.

 

2  Cf. le communiqué du Foreign Office du 11 janvier 1932.